Retour du Congo
Récit de voyage
L’avion, comme à chaque fois, nous jette avec force dans la réalité du pays d’arrivée, la force du contraste. Ici nous sommes servis : tout est si différent.
L’aéroport de Brazzaville nous accueille avec sa chaleur moite, sa climatisation en panne, ses fonctionnaires nombreux aux postes de contrôle et dont la gravité laisse augurer le pire !
À la sortie, Lucien est là. Il nous attend, rassurant.
Derrière nous, sur la route, l’architecture internationale trompeuse de l’aéroport, comme un décor, disparait, effacée, étouffée par une ville en lambeaux.
Encore imprégnés de notre réalité quotidienne, nous dînons chez Mam Wata sur une terrasse léchée par les eaux du fleuve Congo immense, profond, puissant avec Kinshasa sur l’autre rive.
Départ pour Bétou
Petit-déjeuner à Mgo vers 9:00 dans un cabanon de bois et de tôle rouillée dont Lucien est familier.
La brutalité du voyage en avion, sans aucune transition, est largement adoucie par ce voyage de
30 heures, comme des retrouvailles avec le temps long, le temps profond. Les routes chaotiques
en enrobé ont rapidement laissé place à une piste rouge en bien meilleur état, droite à l’infini. La
traversée interminable des paysages forestiers, la chaleur omniprésente, nous donne ce temps si
précieux pour la flânerie de nos pensées… Au fait, pourquoi sommes-nous là ?
Nous allons à la rencontre de ceux qui cueillent et travaillent le poivre de la Likouala, peu connu
en Europe.
Nous allons voir avec précision sa provenance et sa préparation, en immersion.
À la source du poivre de la Likouala
Petit déjeuner à 6h au bord de l'Oubangui, vision sereine et grandiose de l’immense rivière.
L'oeil peut s'aérer et fuit sur une ligne imaginaire : l'eau et l'air se confondent dans la brume matinale.
Il fera chaud. Les pirogues glissent dans cet espace mystérieux, marquant cette clarté diffuse de petits accents.
Ici, la sirène Mokelo veille sur le fleuve. "Si tu n'es pas d'ici il ne faut pas te baigner sinon la sirène t'emmène".
Ici, nombreux sont ceux qui ont vu la sirène !
Immersion en forêt équatoriale primaire
Nous sommes accompagnés par une équipe de deux cueilleuses et trois cueilleurs de l'ethnie des Baakas (pygmées).
Les autochtones sont traditionnellement mal considérés par l'ethnie majoritaire, les Bantous. Ils sont souvent utilisés pour travailler dans le champ des autres, payés avec de l'alcool et du tabac. Les Baakas sont vus comme des citoyens de deuxième classe.
Personne ne sait combien ils sont. La majorité d’entre eux n'a ni pièce d'identité, ni nationalité.
Semi-nomades, ils vivent aussi dans la forêt et de la forêt. La chasse et la cueillette restent leurs activités principales. La notion de propriété
est inexistante. C'est la forêt qui les nourrit, c'est la forêt qui les soigne et ils tiennent à leur liberté.
Quelques minutes après le début de notre marche, la forêt hospitalière, chaude et humide nous enveloppe, verte et silencieuse.
Nos amis marchent devant d'un pas sûr, parfaitement à l'aise dans leur élément, les plaisanteries fusent, rires. Leur joie évidente se manifeste au fur et à mesure que nous nous enfonçons au cœur de la forêt, chez eux. La joie de partager aussi, motivée par notre étonnement et le flot incessant de nos questions.
À la source du poivre de la Likouala
Après une heure de marche peut être, rencontre avec la première liane de poivre sauvage : « Piper guineense ».
La floraison est abondante, les grappes sont très fleuries et à pleine maturité, c'est le moment parfait.
Immédiatement, Paul choisit et coupe une liane adéquate en guise de harnais, l’enroule autour du tronc imposant, puis referme la boucle par un nœud sommaire mais solide.
L’ascension peut commencer, par saccades, au rythme des coups de machette formant les entailles grâce auxquelles il s’accroche et se hisse, si naturellement, sans aucun effort visible, à plus de 15 mètres, pour y cueillir au sommet de la liane ses grappes de poivres. Quelle agilité ! Le poivre est cueilli et rassemblé dans de grands paniers tressés.
Dans le trou d'une grande termitière, ils plongent leur bras pour y chercher la reine. Un met de choix paraît-il.
La forêt est un immense réservoir d'une richesse incommensurable, ainsi, dans la culture Baaka, nul besoin de faire des réserves. Le principe même leur est inconnu.
Plus loin, ils coupent une liane, un tronçon de deux mètres, et nous buvons l'eau qui y est retenue, quelques gorgées d'une eau fraîche, claire et délicieuse. La récolte suit son court. La maturité du poivre est parfaite, les grains d'un rouge profond. Les paniers de nos deux cueilleuses se remplissent petit à petit… Demain, nous pourrons travailler sur les tables de séchage.
À chaque étape, à chaque croisement d'une liane, c'est le même rituel. Paul installe son harnais végétal afin de pouvoir grimper et récupérer les précieuses graines.
Nous en profitons pour prélever des boutures.
Arriveront-ils un jour à domestiquer ces poivriers ?
ORA : Observer, Réfléchir, Agir
L'objectif est de développer le traitement du poivre frais cueilli en forêt par le réseau des écoles ORA.
La filière du poivre de la Likouala, s'appuie sur l'expérience de plus de 25 ans au Congo du père Lucien Favre, fondateur des écoles ORA : O Observer, R Réfléchir, A Agir.
Ces élèves sont issus de la population autochtone.
Certains d’entre eux peuvent faire jusqu'à 7 heures de marche par jour pour aller à l'école. Ce sont souvent les plus assidus.
La récolte de poivre permet aux professeurs de rester sur la zone et participe concrètement à leur stabilisation.
Être enseignant est très valorisant et jusqu'à maintenant les parents d'élèves participaient selon leurs possibilités au financement des professeurs.
Aujourd’hui, c'est le gouvernement congolais qui assume les salaires. Plus tard, certains enfants accéderont à une spécialité : mécanique, électricité, plomberie, charpente, menuiserie, cuisine, couture.
La transformation du poivre frais
C’est la seule voie qui permet de rendre viable la filière.
Le point central, c'est la propreté. En quelques heures, nos amis construisent trois aires de séchages surélevées en bois.
Il est vrai qu'ici le bois ce n’est pas ce qui manque et l’atelier des apprentis menuisiers est à quelques pas.
On achète des bassines, des égouttoirs, des bâches, des savons, etc.
Nous allons échauder tout le poivre, c’est à dire le tremper dans l'eau bouillante quelques minutes pour le nettoyer, le stériliser et stabiliser sa couleur.
La motivation, l'envie d'apprendre et de bien faire des autochtones est exceptionnelle ! Ils ont conscience des opportunités futures que leur offre leur poivre.
Et ils sont si fiers que l'Europe s'y intéresse.
Le responsable des Eaux et Forêts de la région de la Likouala a beaucoup apprécié notre arbre taxonomique dans lequel apparait
"son" poivre : Piper guineense !
Joie et fierté.
Et le soir, c'est une table de triage qui sera installée, afin de permettre aux femmes de travailler dans de meilleures conditions.
Le marché de Bétou
Ici dans ce coin d'Afrique oublié, l’ambiance est sereine et douce. Une forme d'indolence.
Pas trouvé de poivre local, mais de la noix de muscade. Étonnant. Et un poivre noir moulu appelé par les femmes : poivre de Dubaï.
Étrange appellation puisque Dubaï n'a jamais cultivé le moindre poivre, mais qui rappelle l'idée des comptoirs commerciaux.
Dubaï doit être une plaque tournante entre l'Inde et l'Afrique noire.
Le poivre de la Likouala, a tout de même un nom : " Ndongo bella" qui veut dire " piment noir".
Ici, on m'explique qu'il s'utilise en tisane, très efficace contre le "mal de dos".
Plus tard, je comprendrai qu'il s'agit de lutter contre "les maux de reins", il est mélangé avec de la cola et du gingembre. Propriété aphrodisiaque
parait-il : "il donne la force" et lutte contre les angines et la grippe.
Plus loin, une jeune fille vend quelques aromates et bouillon cube, les doses sont minimales puisqu'elle propose l'ail à la gousse et les oignons par moitié.
On achète donc au jour le jour selon sa bonne fortune et on verra de quoi demain sera fait.
Une épice a pour nom : "lobi", qui signifie en lingala « hier ou demain » ! Il faut choisir !
On peut trouver aussi des graines de "tondolo" provenant soit de la forêt, soit de la savane.
Il faudra donc revenir, la diversité des poivres est sans limite.
L'empreinte aromatique du poivre de la Likouala
Ce poivre présente un ensemble de petites baies rondes de taille homogène de 3 à 4 mm de diamètre, de couleur rouge cardinal à rouge carmin foncé.
Il est doté d’un bel éclat lumineux. Comme son cousin, le poivre cubèbe (Piper cubeba), il est relié à une petite queue droite et ferme ressemblant à une cerise miniature. L’intérieur
présente une pulpe blanchâtre et laiteuse, elle-même entourée d’une autre pulpe aux reflets vert pâle.
LE NEZ
Notes de tête (avec baies entières)
Le nez très frais s’exprime sur de délicates nuances ou se mêlent des notes d’épices sucrées, (girofle, muscade), enveloppé de fragrances de résine de pin et d’huile de cade. Le tout est envoutant et marqué par des senteurs de menthe poivrée et de térébenthine. Après quelques temps d’aération, se dévoilent alors des notes plus fruitées où se mêlent des zests d’agrumes
frais évoquant la citronnelle comme le combava.
Notes de coeur (avec baies concassées)
Après une légère oxydation des baies broyées, le nez évolue sur des notes mentholées fraiches avec de délicates effluves de romarin et de sauge brulée évoquant un parfum de garrigue. On devine après quelques minutes des fragrances subtiles de citron vert frais et de clémentine évoquant un jus d’agrumes chaud.
LA BOUCHE
En attaque, ce poivre doux et suave délivre un très léger piquant presque pétillant. Puis en milieu de bouche, on a une impression de grande fraîcheur mentholée.
Utilisation en cuisine
C’est un poivre qui aime l’huile d’olive, ses arômes se combinent alors parfaitement avec une viande lors d’une cuisson sur feu vif.
Idéalement avec :
• Un gratin de légumes anciens.
• Avec un simple steak tartare.
• Un agneau rôti, jus au thym frais.
• Un pigeon cuit à l’étouffée, sauce réduite au vin de syrah.
• Une préparation fromagère au miel d’acacia.
• Un clafoutis aux fruits rouges.